Ailleurs… si près, si loin…
par Nicole Vitré-Méchain, revue La Critique.org, novembre 2025.
Les photographies de Cécile Genest s'apparentent à des tableaux ; un exotisme latent sourd des images au mur, qui s'originent dans un ailleurs pourtant si proche : les berges de Loire. À leur manière, elles témoignent de l'attitude que nous adoptons parfois devant le monde ; une sorte de cécité récurrente faite de certitudes, à laquelle nous nous accrochons, qui détruit ainsi la possibilité de ce petit miracle : déceler la splendeur du monde dans les choses les plus ordinaires. Oser la beauté ...
Or, elle est là cette beauté, à portée de regard, dans les photographies de Cécile, tapie dans ce qu'il faut bien qualifier de paysages, où des plantes communes peuplent des lieux à l'écart, laissés pour compte ; lierres, fougères, adventices diverses colonisent avec discrétion les rives sauvages des bords du fleuve. À moins que l'on ne puisse parler de non-paysages peut-être aussi, éloignés de l'idée du pittoresque tant recherché par un tourisme consommateur. Un tiers paysage dirait sans doute Gilles Clément. La photographe a distingué ici dans la présence discrète d'un microcosme ligérien, une luxuriance qui ne demande qu'à être révélée : devant la chambre photographique, feuillages, pétales, tiges, pistils, mousses, lichens... prennent des allures de jungle exotique dans l'oeil dessillé de l'artiste.
Se dévoile alors tout un monde que la prise de vue à la chambre magnifie ; sans repères précis (pas d'échelle, pas de ligne d'horizon...) notre oeil voyage à la surface du velours noir du papier où des myriades de plantes et de fleurs surgissent lentement d'un fond sombre : obscure clarté ou pénombre lumineuse, c'est selon, comme ces états intermédiaires, à l'aube ou au crépuscule, entre veille et abandon au sommeil, propres à éveiller notre conscience. La photographie, langage de la lumière par excellence revisite ici le clair-obscur de la tradition picturale. Il en ressort une poésie sereine qui nous dit qu'il y a encore matière à redécouvrir le monde sensible et à nous en émerveiller... Tout serait donc affaire de disponibilité devant ce qui est.
Beaucoup s'y sont essayés avant : on songe ainsi aux nymphéas de Monet, cette toile sédimentée parmi d'autres dans notre mémoire culturelle, qui met en résonance une approche du passé avec une démarche de maintenant. Notre regard s'inscrit alors dans le grand flux de ceux déjà portés sur le monde, sans cesse renouvelés, inlassablement mis à l'oeuvre par les artistes, génération après génération.
Novalis parlait de l'éloignement infini du monde des fleurs. Cécile Genest nous en livre ici une version contemporaine et sensible. Elle nous fait pénétrer dans l'intimité d'un regard à l'oeuvre : le sien, attentif, contemplatif et songeur. Son utilisation pensée de la photographie, toute au service de sa pensée, sert son propos de façon juste: elle nous tend chaque image construite à la manière d'un écrin où notre oeil puisse s'ouvrir à la découverte, expérimenter et accueillir une vision réfléchie des choses. Grand format, jeux sur la profondeur de champ, composition dans le cadre au moment de la prise de vue s'y conjuguent pour thésauriser une approche singulière du monde dans la série proposée, intitulée Recife.
À bien y regarder, ailleurs, c'est aussi ici et maintenant.
Nicole Vitré-Méchain, la maison François Méchain
Jaillissement de la multitude.
par Yannick Le Marec, Carnets d’Anjou Photographie, La Loire, un espace sensible, Editions 303, octobre 2025.
L’image est sombre, du noir comme toile de fond, est-ce la nuit ou bien seulement l’obscurité d’un sous-bois ? des touches de vert, plusieurs sortes de verts, éclairés avec contraste, on pense à un clair-obscur photographique, est-ce un mur végétal ? ça monte ou ça descend ? on ne sait pas mais on distingue des lianes, des feuillages enroulés, des sortes de grappes à petites fleurs qu’on dirait blanches, où sommes-nous ? qu’importe, mais si, on le sait bien, puisque c’est indiqué, Mauves-sur-Loire, voilà, on y est, sur les bords, les rives de la Loire, ce fleuve qui se voudrait toujours sauvage, on le répète avec une angoisse secrète, est-il toujours aussi farouche, mal embouché ? mais non, je l’ai vu hier, presque vide, miroitant au vif soleil de juin, à plat sous le vol tranquille du héron cendré, et qu’est-ce qu’on fait ? on observe, le dos au fleuve, à l’écoute de tous les vivants.
Dans l’ensemble Recife, les photographies de Cécile Genest parcourent des espaces restreints, des lieux minuscules et anonymes, des parcelles de vie, des territoires ordinaires, troubles a-t-elle noté un jour, des marges incertaines, c’est cela le sens de trouble, quand l’eau et les terres ne sont pas démêlées, dit Pierre Michon, parce que le Tohu et le Bohu sont toujours là-dessous, c’est bien ce qui hante Cécile Genest, ce monde ancien, géologique qui git sous ses pieds et ceux de sa chambre photographique, elle le fixe, le perce, s’obstine à capter ce qui demeure de la lutte menée aux temps obscurs, tant bien même ce qui pointe, le lierre triomphant, le gaillet gratteron ou le feuillage de narcisse, semblerait indiquer que tout est calme ici, alors pourquoi ne circule-t-elle pas ? que veut-elle nous faire voir à la fin sur les rives du fleuve, ou en retrait parce qu’il ne fait guère de doute que cette stratification du végétal, broussaille d’oseille crépue ou de menthe aquatique, grande cigüe, s’abouchant avec le sureau ou le frêne, s’immisce, se faufile en douce dans les boisements alluviaux des boires de Loire abandonnés par les hommes qui ont laissé rejaillir la multitude.
Car voici la ronce sur l’île Mureau en Béhuard, genre Rubus, dont on pourrait faire remonter les ancêtres aux temps lointains du crétacé, n’a-t-elle pas connu le grand chamboulement de la faune et de la flore ? des espèces sont apparues, comme la ronce, et même si c’est une hybride, elle lance toujours ses tiges traçantes et épineuses, marcottant silencieusement, c’est pour cela qu’elle intéresse Cécile Genest, et l’aubépine, genre Crataegus, encore un témoin, une archive du passé, du patrimoine enfoui dans les taillis, comme elle l’est dans la mémoire de Marcel Proust longtemps après ses promenades du côté de Méséglise, par le chemin « tout bourdonnant de (son) odeur », mais ici, toujours sur l’île Mureau, que distingue Cécile Genest ? si ce ne sont les temps géologiques affleurant dans le paysage.
Alors Cécile pose sa chambre photographique devant la grande aubépine, bien frontalement, tout contre pour ne rien perdre, concentrée, entend-elle les chants des oiseaux qui s’entremêlent dans la haie vive comme s’enchevêtrent les plantes sous ses pieds ? elle s’encapuchonne de son voile noir, et sur le dépoli du verre, saisit ce qui se présente, les tressaillements des fleurs sous la brise qui s’est levée, le noir mystérieux du fond et l’éclat joyeux des corymbes, c’est précisément à cet endroit, à ce moment, qu’elle nous invite à regarder de plus près, cela se passe sous nos yeux écarquillés, dans le silence des images, un recommencement du monde.
Yannick Le Marec